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Le roman fantastique kabyle : «Izen yeffer wakal» 

Désormais,
On connait Le mythe de Cthulhu de Lovecraft, « Le Roman de la momie » de Théophile Gauthier ou, plus près de nous, « The Shining » de Stephen King. Désormais, il faudra compter avec Izen yeffer wakal du très actif écrivain-chanteur, enseignant, journaliste et militant culturel, Fahim Mesεuden né en 1981.

D’abord, un peu d’étymologie
Le mot « fantastique » vient du latin « fantasticus », lui-même issu du grec « phantastikos » (qui concerne l’imagination), adjectif qui vient à son tour de « phantasia » (imagination, apparition de choses extraordinaires).


Le roman fantastique
Un récit fantastique (roman, nouvelle, film…) se caractérise par l’irruption du surnaturel, de l’irrationnel, dans la réalité quotidienne, si bien que le lecteur n’arrive pas à décider d’après le texte si on est dans l’imaginaire ou dans le réel. C’est en cela que le fantastique se distingue du merveilleux, catégorie que l’on retrouve dans des textes comme les mythes ou les contes. Lorsqu’on lit une œuvre relevant du merveilleux, on sait que les événements se situent dans le monde de l’irréel, du surnaturel.

 

Le roman fantastique est un genre relativement récent. Il n’est, en effet, apparu que vers la fin du 18ème siècle avec Le Diable amoureux de Cazotte et, surtout, avec le roman gothique anglais dont le précurseur est Le Château d’Otrante d’Horace Walpole.
Le genre connaît un développement remarquable au 19ème siècle avec des auteurs comme l’Américain Edgar Allan Poe (Histoires extraordinaires) ou les français Balzac (La Peau de chagrin) et Maupassant (Le Horla et autres nouvelles).
Au 20ème siècle, le flambeau est repris par les Américains Lovecraft à ou Stephen King, auteurs prolifiques, s’il en est. Le cinéma n’est pas en reste : des Oiseaux d’Hitchcock aux séries telles « X Files : Aux frontières du réel », en passant par les différentes adaptations du Dracula de Bram Stoker, celle de Coppola, entre autres, Dead zone de Cronenberg (adaptation du roman éponyme de Stephen King), le genre continue de jouir d’une grande popularité.

 

Première de couverture


Vue de loin, la première de couverture d’Izen yeffer wakal peut aisément passer pour une affiche de film fantastique. Le travail réalisé par Σica Σissu pour l’illustration, et l’excellent Asafu pour l’infographie, est à saluer. Sur fond noir, on voit un dessin représentant le spectre d’une femme dans les tons blanc-bleu-indigo. Le titre en majuscules combine le blanc et le vert pâle. Le contraste le plus important est le noir / blanc, opposition que l’on retrouve du reste sur le plan thématique dans le corps du texte.
Dernière information remarquable : UNGAL IMSULLES. Par cette mention de genre, le roman se donne résolument comme un récit fantastique. En réalité, l’épithète « imsulles » (noir, sombre, obscur) qui vient de « tillas » (l’obscurité, le noir), peut prêter à confusion, le roman noir renvoyant généralement à un sous-genre du roman policier traitant de certaines réalités sociales dans des ambiances sombres. Cela dit, le syntagme « roman noir » peut également référer au roman gothique, voire à un sous-genre de la science-fiction décrivant des mondes dystopiques et totalitaires.

 

Titraille
 

Le roman comporte dix chapitres :
1. Leṣwat (Voix)
2. Alaxart (Le mort-vivant)
3. Timlilit n Anir d Anya (Rencontre d’Anir et Anya)
4. Timlilit akked umsujji (Anir chez le psychologue)
5. Timlilit d umɣar (Rencontre avec un vieux)
6. Taqerrabt (Le mausolée)
7. Lexyal n Anir (L’esprit d’Anir)
8. Di ssbiṭer (A l’hôpital)
9. Di Litteɛ n Lxali (Au Septième ciel)
10. Tidet yeffer wakal (La vérité ensevelie)

 

Les deux premiers chapitres installent le lecteur dans le fantastique. Le dernier, qui est une variation sur le titre du roman, divulgue le message enseveli. Les chapitres intermédiaires (en dehors du septième) réfèrent soit à une rencontre entre Anir et un autre personnage, soit à un espace :
– Rencontres : avec Anya (chapitre 3), avec un psychologue (chapitre 4) et avec un vieillard (chapitre 5).
– Espaces : un mausolée, taqerrabt (chapitre 6), un hôpital (chapitre 8), le Septième ciel, Litteε n Lxali (chapitre 9).
Le récit avance ainsi au gré des dialogues et actions qui associent Anir aux autres personnages à travers des espaces emblématiques propices au surgissement du fantastique : apparition des êtres de lumière dans le mausolée, le coma à l’hôpital et la dissociation d’Anir en un corps physique et un corps « spirituel » qui va léviter puis voguer à travers l’espace et, enfin, l’arrivée dans Litteɛ n Lxali (Septième ciel, domaine du Néant) où la vérité sera révélée à Anir.

 

La structure narrative
 

Le roman entremêle deux récits :
Un récit englobant : celui d’Anir, un enseignant, qui est sollicité par la vision d’un personnage féminin qui l’invite à le suivre. En proie au trouble, qui le conduira jusqu’au coma, il finira par accéder au monde des morts où il fera toutes sortes de rencontres plus étranges les unes que les autres.
Un récit englobé : celui de la jeune femme disparue dont on apprendra plus tard qu’elle s’appelle Tira, qu’elle a été enlevée et assassinée.
Le système des personnages
Il s’organise autour du monde des vivants, d’une part, et de celui des morts, d’autre part.

 

Le monde des vivants
 

En plus des deux personnages principaux que nous venons de présenter, il y a :
– Anya : fiancée d’Anir et sœur de la disparue
– Leurs parents respectifs

 

Le monde des morts
 

Il y a d’abord Tira, celle qui entraînera Anir dans ce monde mystérieux, mais on y trouve également toutes sortes de personnages de l’autre monde :
– Qebbaḍ Leṛwaḥ : littéralement, celui qui arrache les âmes, gardien de Litteɛ n Lxali (sorte de purgatoire)
– Les fantômes (spectres) ou génies (iruḥaniyen)
– Les ṣṣellahs (saints tutélaires, bienfaiteurs)

 

L’arrière-plan social : grandeurs et misères du professorat
 

Izen yeffer wakal est certes résolument un roman fantastique mais il n’est pas totalement déconnecté des réalités sociales.
Nous sommes bien au 21ème siècle, l’usage, pour ne pas dire l’omniprésence, des nouvelles technologies de la communication (téléphone portable, réseaux sociaux) étant un indice suffisant à cet égard.

 

Nous sommes bien en Kabylie. Certains toponymes en témoignent : Iɛezzugen, Tizi n Wuccen, Agersafen (village où se situe une bonne partie des événements et qui, soit dit en passant, est également celui de l’auteur.)
 

Quant au personnage principal, il n’a rien d’un extra-terrestre : c’est un enseignant (comme l’auteur, soit dit en passant) gagnant moyennement sa vie et malmené par les aléas du transport en milieu rural. Ainsi, un jour, il va solliciter du chef d’établissement l’autorisation de partir plus tôt afin d’avoir une chance d’arriver au village avant que la neige ne rende les routes impraticables. La réponse du responsable est dénuée de toute empathie :
– D kečč i ifernen axeddim dagi, mačči d nekk. Ma truheḍ, ha-t-an ittusemma teǧǧiḍ amkan-ik… (page 58).
Anir est donc contraint de terminer sa journée de travail et il ne regagnera son domicile qu’au prix d’une aventure périlleuse.

 

Grandeur et misère de la littérature kabyle
 

Le jeune professeur Anir est également un écrivain et un grand lecteur (comme l’auteur, soit dit en passant). A travers ce personnage, l’auteur trouve l’occasion de se livrer à un long développement sur la situation de ceux qui écrivent en kabyle et sur la place du livre kabyle, plus particulièrement.
– Ihi am nek. Tutlayt-nneɣ tuhwaǧ tira, tira tuḥwaǧ imura, imura uhwaǧen imeɣriyen neɣ ala ?
– D tidet, meɛna d asḥissef ameqran ass-a, ulamma ṭṭuqten yidlisen n teqbaylit, lɣaci ur qqaren ara. Ttarran imura n teqbaylit am wakken d ifellaḥen kan d aya (page 50).

 

Dans ce dialogue entre Anir et une jeune fille (sorte de double de Tira), on se désole du peu d’intérêt que les Kabyles d’aujourd’hui accordent au livre et à l’auteur kabyles à travers des répliques d’une grande banalité. On se passerait volontiers de cette sorte de sociologie de la lecture ou, plutôt, de la non-lecture, qui n’apporte rien de plus au récit fantastique, qui l’alourdit plutôt d’autant qu’on retrouve des propos similaires lors de l’échange entre Anir et le psychologue (pages 40-41). Ce cri du cœur de l’auteur, s’il est légitime, pourrait néanmoins prendre place ailleurs que dans cette histoire fantastique plutôt bien menée par ailleurs. Mais si l’on choisit de l’y faire figurer, rien ne l’interdit, en effet, on doit veiller à la beauté du style.
 

Déclinaisons du fantastique
 

Nous venons d’esquisser la toile de fond du récit dans laquelle nous pouvons d’ores et déjà repérer quelques ingrédients du fantastique :
– Un personnage disparu qui se manifeste à un vivant auquel il cherche à transmettre un message, le message enseveli annoncé par le titre.
– Un personnage vivant qui est sollicité par des forces qui le dépassent et dont il devient le jouet.
La dimension fantastique du récit se manifeste par bien d’autres aspects :
– Des espaces propices au surgissement du fantastique : tunnel (aderbuz), cimetière (timeqbert)…
– Des espaces référant directement au monde des morts : Litteɛ n Lxali (littéralement le domaine du Néant, Septième ciel, sorte d’espace intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts) ; le pays des génies (fantômes).
– Les hallucinations visuelles et auditives.
– L’inconsistance du corps des spectres.
– L’alternance des apparitions et des disparitions (des spectres, des lumières, des bruits…)
– La bilocation : le corps matériel d’Anir sur son lit d’hôpital, et son corps « spirituel » lévitant au-dessus de lui, puis voguant à travers l’espace jusqu’à son village avant d’aborder le monde des morts.
– L’alternance entre la lumière et l’obscurité.
– Le retour de la même image, celle de la jeune fille au grain de beauté (taqcict m lxana), sous différentes déclinaisons (une étudiante, une secrétaire médicale…)
– La métamorphose : une lumière de la taille d’une feuille d’olivier qui prend la forme d’une colombe qui elle-même se métamorphose en un vieillard…

 

Les déclencheurs du fantastique
 

Deux éléments permettent le surgissement du surnaturel dans la vie quotidienne d’Anir :
– Le rêve dans lequel la disparue lui apparaît.
– La maladie, puis le coma, à la faveur duquel ce dernier se rendra dans l’autre monde.

 

Personnages et fantastique
 

Confrontés au surgissement du surnaturel dans leur vie, les personnages ont deux sortes de réaction.
Dans cette fiction, les personnages féminins sont dans la superstition. Ainsi la mère d’Anir pense que ce dernier est tout simplement possédé. Ania, sa fiancée, qui partage ce point de vue, pense que le remède à son malheur ne peut se trouver que dans le recours aux guérisseurs et autres marabouts.

 

Anir, lui, reste incrédule. Dans un dialogue avec Ania, il ne peut se résoudre à de telles solutions. Il ne peut admettre de telles pratiques, lui, l’intellectuel, le rationaliste.
 

Faut-il en conclure que l’élément féminin serait plus conservateur que l’élément masculin ? Nous nous garderons de promouvoir une telle sociologie d’autant que la femme kabyle est aujourd’hui au moins autant diplômée que l’homme kabyle. Cela dit, seule une enquête sérieuse pourrait nous renseigner sur les représentations des uns et des autres.
 

Une écriture fluide
 

Le roman de MESƐUDEN ne pose pas de difficultés de lecture. L’écriture y est fluide, on n’y relève pas de passages hermétiques ; quelques dialogues cependant qui alourdissent le texte comme nous l’avons signalé plus haut. Pas trop de néologismes non plus. Ainsi « psychologue » est rendu par “ṭṭbib n tnefsit” (page 37).
 

Pour rester dans le domaine du vocabulaire, une remarque s’impose, cependant : l’auteur a fait le choix de transcrire les emprunts en italique : “amutur”, “acufaj”, “arusubur”, “tabatrint”… Dans la mesure où la majorité de ces lexèmes sont parfaitement digérés par le lexique kabyle, ce choix ne me paraît pas opportun. Dans ce même ordre d’idées, pour en revenir aux néologismes, l’auteur utilise le mot « agernat » alors qu’il aurait pu se contenter d’« anternat » ou « antirnat ».
 

Toujours dans le domaine du lexique, nous relevons quelques calques comme à la page 35, « s tecriḥt d yiɣes » (en chair et en os). Ou encore, page 51, « yebɣa ad iẓer ugar fell-as » (il veut en savoir plus sur elle). Ce phénomène semble aujourd’hui inévitable car les auteurs kabyles sont forcément bilingues, pour ne pas dire plurilingues.
 

Sur le plan rhétorique, peu d’images. Une métaphore ou une comparaison par-ci par-là : « iḥulfan yesbedden azeṭṭa n tayri-nsen (page30), « tiriwa n yinijel am yimezran n teqcict » (page 115).
 

En revanche, quelques images ou répliques trop faciles, pour ne pas dire mièvres, dont on aurait pu se passer :
– « ad nidir tayri-nneɣ am sin yefrax deg yirebbi n tefsut” (page 35)
– “ Ḥemmleɣ-k.
– Ula d nek, ḥemlegh-kem, a Anya.”

 

Un zeste de polar
 

En dehors de cela, le récit est d’une lecture agréable et l’auteur parvient à nous tenir en haleine comme dans tout roman fantastique qui se respecte.
Dans tout roman fantastique ou dans tout polar qui se respecte. Car Izen yeffer wakal comporte une enquête, réduite à la portion congrue, certes, concernant la disparition et la mort de Tira. Enquête dont le principal protagoniste est Anir et non pas la police qui, elle, n’intervient vraiment que vers la fin du roman pour constater les preuves de l’enlèvement et de l’assassinat de Tira.

 

Un fantastique kabyle ?
 

Dans Izen yeffer wakal, point de primates géants comme King Kong, point de monstres marins comme le Cthulhu de Lovecraft, point d’êtres aux pouvoirs surnaturels comme dans “L’homme invisible” de H.G.Wells. Alors comment peut-on y caractériser le fantastique ?
D’une part, nous pouvons relever qu’il est bien ancré dans la réalité kabyle. C’est dans le mausolée (taqerrabt) d’un saint qu’Anir se réfugie à un certain point du récit et c’est là que vont lui apparaître les sept vieillards à la chevelure, à la barbe et au costume blancs que l’on peut identifier eux-mêmes comme des saints de par leur discours et leur attitude bienveillante et soucieuse du bien de l’Humanité. Ces saints tutélaires sont désignés en kabyle par les vocables “ṣṣellaḥs”, “ssadatt” ou “lawliyya”. A côté de ces personnages vénérés, on trouve également des êtres surnaturels qu’Anir rencontre dans cet espace particulier qu’est Litteɛ n Lxali (espace désertique, Septième ciel, purgatoire) : les « iṛuḥaniyen ». Ce sont les fameux génies ou esprits, plutôt malfaisants, présents dans l’imaginaire kabyle. Ces êtres proviendraient-ils des croyances musulmanes ? Remonteraient-ils à la plus haute Antiquité à travers la figure du “daimon” des Grecs ? Remonteraient-ils à l’aube de l’humanité ? Toujours est-il qu’ils hantent encore l’esprit de bon nombre de Kabyles en dépit des progrès de l’enseignement et de la science.

 

D’autre part, dans ce roman, le fantastique est intimement lié au thème de la mort, plus précisément à la figure du mort-vivant. Notons que le spectre de Tira diffère des zombies qui, dans certains textes ou films, sèment la panique et la terreur parmi les vivants. Le mort-vivant d’Izen yeffer wakal, revient parmi les humains pour faire éclater la vérité à propos de la disparition du personnage de Tira. Cette figure, si elle “existe” bel et bien, puisqu’elle peut se manifester visuellement et auditivement, qu’elle peut se déplacer, n’en est pas moins inconsistante lorsqu’Anir essaie d’établir un contact physique avec elle. Ses mains passent alors à travers le “corps” de Tira comme à travers une nappe de brume. C’est une drôle de communication qui s’instaure entre un être de chair et de sang et un être sur le fil du rasoir, entre mort et vie. Le contact s’établit parfois par l’entremise du rêve, parfois dans d’autres circonstances comme dans cette scène où l’on voit Anir cheminer “main dans la main” avec un mort entre les tombes, sous le regard de sa mère et de sa fiancée.
 

On connaît le courant littéraire du réalisme fantastique des Sud-Américains où les réalités sociales et politiques voisinent tout naturellement avec des éléments fantastiques souvent issus des croyances populaires. Dans le même ordre d’idées, peut-on parler d’un fantastique spécifiquement kabyle ? Est-il d’ailleurs souhaitable qu’il y en est un ? Il est prématuré de répondre à une telle question et c’est valable pour l’ensemble de la littérature dite « de genre » (policier, science-fiction, fantasy, romance…). Les auteurs kabyles, pris dans la mondialisation culturelle favorisée par les nouvelles technologies de la communication, ne peuvent écrire en vase clos et ils seront immanquablement, et de plus en plus, influencés non seulement par les textes, films ou séries qui s’offrent à eux mais également par toutes les autres productions culturelles ou scientifiques et technologiques qui sollicitent sans répit l’esprit de l’homme du vingt-et-unième siècle.


Idir AMER

Aɣbalu

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